Hôtel Martini
J’irai traîner par là demain.
Les lumières de la ville s’allument une à une. Une fine pluie s’infiltre à travers mon blouson déchiré. Je me dirige vers la gare. En passant devant chez Bob, je jetterai un œil à travers les vitres embuées, peut-être qu’un ami s’est attardé au comptoir... Un ami ? Je n’ai plus d’amis, ils sont tous rentrés chez eux, bien au chaud. Il est huit heures.
A travers les rideaux d’une fenêtre je vois des formes attablées et j’aperçois nettement défiler les images d’un téléviseur, dans l'angle de la pièce, tentant de couvrir les éclats d'un enfant qui pleure en diffusant des pubs à tue-tête. Une bonne odeur de soupe a pris possession de la rue ; plus loin elle sera chassée par celle des kebabs. Si c’est Mo qui sert ce soir j’entrerai. Il me préparera une assiette, je lui dirai que je n’ai pas faim, que ce n’est pas la peine, il me fera un clin d’œil et ajoutera un verre de son bon vin. Il me parlera de sa Cappadoce.
Mo n’est pas là.
Là-bas, à la gare, je serai à l’abri. Je demanderai une cigarette à un quidam, m’installerai dans un coin, assis par terre à regarder défiler les horaires, j’attendrai. Un couple de jeunes hollandais plutôt paumés, affublés chacun d’un immense sac à dos rouge va venir vers moi. Le gars me tendra un plan incompréhensible avec inscrit dessus « Hôtel Martini ».
« Le... Hôtel Mârtine... euh, là ! ... Comment on va ?
- On va bien, merci, t’as pas deux ou trois euros en trop qui traînent dans tes poches ?
- Pas... comprendre bien France...
- Hôtel Martini, c’est par là, il faut prendre porte là bas. »
J’aurai fini ma cigarette, j’en aurai tapé une autre à un autre quidam, les hollandais seront encore en train de tourner en rond. Je sortirai. J’irai marcher dans les rues, je reviendrai peut-être ici. J’ai déjà mal aux pieds. Mauvaise idée. Tant pis pour la cigarette, tant pis pour les hollandais loufoques, il faut que je trouve un nouveau squat.
Un enfant passe en courant, une vieille femme ferme ses volets en me regardant de travers. Une masse inquiétante se profile sur les vitrines sombres, elle me suit, empêchée par les grilles de me rejoindre. C'est mon reflet emprisonné, se frayant un chemin ici parmi journaux et revues, là parmi montres, bijoux et autres objets de luxe, ou là encore au milieu de verres en cristal, couverts dorés ou argentés, porcelaines diverses; le tout, faiblement éclairé, n'offrant qu'une vague luisance terne et triste. Combien de jours de pluie, combien de larmes versées, combien d'ombres se sont faufilées dans le cœur bohème d'un Petit Chose, tel une vitrine semblable à celle ci, avant qu'il ne se résigne à l'illuminer artificiellement d'un éclat de bonheur superficiel ?
Il faut que je trouve un nouveau squat maintenant.
Je vais aller vers les quartiers à l’est, en coupant par le parc. Mes yeux sont humides, mon visage ruisselant. C’est la pluie...
On dit qu'ici tellement il pleut que même le soleil est trempé, que même quand c'est la sécheresse il faut mettre des bottes. Je n'ai pas de bottes, j'ai juste de vieilles chaussures de ville usées et trouées que j'ai piquées un soir dans une voiture qui n'était pas fermée à clefs.
Demain je reviendrai traîner par là.
|