Couscous frites
« Eh ! l’français ! Eh !... »
Nico, qu’est-ce qu’il peut faire dans le coin à cette heure ci ? Il n’y a que lui qui m’appelle « l’français ». Est-ce que je l’appelle le boulimique, moi ?
Jeune représentant de commerce bouffi à la cravate étriquée trop serrée, accoutré en permanence du même costume gris à rayures ample, déformé, je ne sais pas ce qu’il vend. Sans doute des trucs inutiles à de pauvres bougres qui n’ont même pas les moyens de se les offrir … Il ne parle que de son fric et de sa petite amie, passant allègrement d’un de ces sujets à l’autre comme si pour lui c’était la même chose. Un original cousu d’or et de complexes qui se complaît à fréquenter la zone.
Par où fuir ?
« Eh ! l’français ! Attends moi … Je me suis fait plein de tune aujourd’hui, j’ai rancard avec Véro à 22 heures pour une toile. J’ai pas bouffé. Tu m’accompagnes chez Mo ? »
Au moins je serai à l’abri.
Mo n’est toujours pas là. Mon estomac est harcelé par cette odeur chronique de mélange de pain frais et de viande grillée qui envahit la salle, par le cliquetis insolent des fourchettes émanant de chaque table pour venir se chamailler dans mes oreilles. Personne que je ne connaisse ici, si ce n’est Aïcha et Philippe qui s’occupent du service, et bien entendu ce gros porc en face de moi qui s’est commandé un « couscous poulet » avec des frites. En fait un vulgaire poulet frites servi avec un pot de harissa.
« T’as pas faim ? T’as déjà mangé ?
- Non, mais je n’ai pas d’argent …
- Bah ! c’est pas grave, on va discuter. Moi j’ai une de ces dalles, j’ai rien bouffé depuis ce midi ! Tiens, regarde ce que j’ai acheté pour Véro. »
J’ai le grand privilège d’admirer les jolis pendentifs que Nico va offrir à Véro ce soir, au moment où le rideau découvrira l’écran. Il lui accrochera aux oreilles pendant que l’obscurité se fera dans la salle, avec ses gros doigts gluants qui sentiront encore le pop corn.
Admirer… de loin, car au moment où je tends la main vers l’écrin, Nico le referme et s’empresse de le replacer dans la poche de son pantalon gras.
Il commence à s’empiffrer, postillonnant inlassablement ses histoire de pognon et de Véro, de Véro et de pognon, de Vérognon. Je ne sais pas sur quoi porter mon attention : au mur les photos jaunies de troglodytes intercalées avec des images d’assiettes garnies ? Ce gros morceau de viande qui tourne comme une lente toupie au dessus du bar et qui me donne encore plus faim ? Je m’emmerde… Je devrais être en train de chercher mon squat.
Au moins je suis à l’abri.
Mo vient d’entrer, il ne m’a pas vu, Mo ne me voit jamais quand je suis accompagné, encore moins quand je suis avec ce genre de type. Il s’est collé derrière le bar et regarde distraitement la nuit humide dégouliner sur la vitrine. Une frite vient de s’échapper de l’écuelle de Nico.
« Elles sont tièdes ces frites, j’ai payé pour des frites chaudes, se plaint le goret. »
Tiède ou pas il ne va certainement pas la laisser sur la table, cette frite. Il va la ramasser et la manger, j’en suis sûr. A moins que … si l’assiette se déplace légèrement vers la gauche, la frite sera cachée par le rebord.
Il est 22 heures, je marche sous la pluie.
Je n’ai avalé de la journée qu’une frite trempée grassement dans la moutarde. Mon visage est blafard.
C’est la nuit qui fait ça.
Demain, Mo sera là. Je reviendrai traîner dans le coin.
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