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Premier passage chez Compierre

Extrait 1 :

19 Octobre, 22h 45, arrivée chez Compierre

"J’ai connu des cons, j’ai connu des cons …"

"Chariot – Buron … chariot – Buron …
— Oui, Buron j’écoute ?
— Je rentre chez Compierre.
— Bien reçu."
Je me gare tant bien que mal derrière l'usine, ma visibilité est quasi nulle malgré les phares puissants de la Ford. La pluie fine et régulière, chargée de la pollution environnante de cette vaste zone industrielle, a graissé le pare-brise déjà opacifié par une buée persistante. J'ai sept heures de service dont quatre en sédentaire et la fatigue se fait cruellement sentir. Pourtant la nuit ne fait que commencer. Pourvu qu'il n'y ait pas d'alarme.
Séparé de moi par une grille, Sultan, à l’arrière, commence à s’agiter. Il aime beaucoup cet endroit qui lui offre de vastes espaces pour s’ébattre et à chaque fois que l’on s’arrête ici il manifeste joyeusement son impatience. C’est loin d’être mon cas, car dehors m'attend un vent glacial. Je teste ma lampe, prépare à l'avance mes bons d'intervention, vérifie que j'ai bien tout, les clefs, le mouchard, le bip ... Je n’aime pas mettre la casquette, mais cette fois je fais exception : elle me protégera un peu. Je ferme bien mon blouson et sors courageusement de la voiture.
D’emblée, et sans sommation, le froid transperce mon uniforme. Il va falloir se faire une raison. Je vérifie en grelottant le stationnement de la voiture: elle est à moins de cinq centimètres d'un pilier que je croyais plus loin. J'ouvre le hayon pour libérer Sultan. Il bondit comme un boulet de canon sur l'herbe humide et revient trempé, haletant. Lui au moins n'a pas froid. Il se secoue à côté de moi, puis se dirige vers le portillon où je le rejoins pour tourner la première clef.
La petite boîte trempée, à moitié rouillée, oppose une forte résistance à s’ouvrir. Mes doigts légèrement engourdis glissent sur le couvercle, et je dois disposer différemment mon harnachement afin d’être plus à l’aise dans mes mouvements et faciliter ma prise. Sultan en profite pour tromper son impatience en allant renifler un petit monticule de cartons et déchets divers déposés à quelques pas. Soudain j’entends un cri strident qui me fait tressaillir. Le chien sursaute, tandis qu’une petite masse sombre se précipite vers les fourrés. Ce n’est de toute évidence pas un chat, bien que ça en ait la taille ; un lapin non plus, le cri était trop fort et trop aigu. La surprise passée, et tandis que Sultan renifle l'herbe à mes pieds pour se donner une contenance, je me réattelle à ma tâche.
Les clefs de ronde sont enfermées dans des petites boîtes métalliques, attachées à l’intérieur par une chaînette. Il s'agit d'imprimer un symbole gravé sur la clef, ainsi que l'heure de passage, sur une bande de papier grâce à un ruban encreur situé à l'intérieur de cette grosse horloge que je porte en bandoulière. C’est le principe de la machine à écrire. A présent je suis habitué, mais cette rusticité, à l’époque du tout électronique, m’a longtemps amusé. Chaque clef étant différente, la lecture de la bande permet de s'assurer que le rondier a bien visité tous les points de contrôle. Un tour, pas plus, dans le mouchard. Delangeon, lui, fait systématiquement six ou sept tours, pour être sûr que son intervention est bien notée ; ce qui fait râler Marcel, le fils du patron qui de ce fait est obligé de faire une ribambelle de minutieux découpages avec ses petits ciseaux d’écolier, au lieu de coller directement la bande sur le cahier de rondes.
Delangeon, c'est le bon gardien qui fait tout bien. Il avait postulé pour un travail sédentaire, mais quand le patron, Monsieur Becker, a vu à qui il avait affaire il n'a pas pu résister à la tentation de le mettre rondier, et c'était ça ou rien. Il n'avait pas intégré notre équipe depuis une semaine que sa réputation était établie. Ce type n'est manifestement pas fait pour ce travail, mais il s'y attelle avec conscience passion, voire avec dévouement, respectant strictement chaque consigne, sauf bien sûr celle qui concerne le nombre de tours de clefs dans le mouchard.
Ici je pointe vite fait et je rentre. Lui, il fait sa ronde et vérifie la clôture sur toute sa longueur. C'est dans le contrat alors il faut le faire. Il faut bien exécuter consciencieusement tout ce qu'on nous dit, sinon, on n'est pas un bon gardien. Et pour peu qu'il soit appelé pour deux ou trois alarmes, il doit réveiller un collègue au petit matin pour l'aider à terminer sa tournée.
Le cahier de rapports est éloquent à ce sujet:

- Nuit du 6 au 7 Octobre : RAS – Guibot
- Nuit du 7 au 8 Octobre : RAS – Guibot
- Nuit du 8 au 9 Octobre : RAS – Dugué
- Nuit du 9 au 10 Octobre :
La voiture n'avait plus beaucoup d'essence je suis allé en chercher à la station du boulevard Clemenceau parce que celle des Oliveraies était fermée.
Wilcops : présence de Monsieur Renast.
Laboratoire Pasteur : les poubelles n’étaient pas sorties, je l’ai fait.
Alarme chez Mod'Affaires à 23 heures 56, RAS.
Etablissements Génaux : j’ai vu que la fenêtre des toilettes dans le bâtiment B était restée ouverte, je l'ai fermée.
Gestal : une lampe de bureau était restée allumée dans le secrétariat, mais je n'ai pas trouvé d'interrupteur alors je l'ai débranchée. Il y a une vitre de fêlée sur la porte du local du personnel.
Compierre : il y a un lampadaire près des locaux administratifs qui clignote.
Presse-Ouest : la lumière du sas pour accéder aux archives ne fonctionne pas et j’ai trouvé un trousseau de clefs sous une table, je l’ai déposé à l’accueil.
Etablissements BricoFuté : la boîte dans le couloir était ouverte et la clef pendait.
Alarme chez Mod'Affaires à 4heures 21, RAS.
Il y avait une voiture de stationnée devant chez BankPost, une R6 bleue, 218 RW 44. Elle y était toujours quand je suis repassé à 6 heures 27.
SGPR : la chaîne de la clef est toujours cassée.
Pavillons : l’accès est bloqué par des travaux, j’y suis allé à pieds.
Je n'ai pas eu le temps de faire la deuxième ronde chez Compierre, j'ai appelé Guibot.
Sinon, RAS. – Delangeon.
Nuit du 10 au 11 Octobre : RAS – Dugué

Et c'est comme ça sur toutes les pages. On a inventé une chanson. Pour me donner du courage et oublier le froid, je la fredonne en me dirigeant avec Sultan vers les ateliers :

"J'ai connu des cons, j'ai connu des cons
Mais comme Delangeon, mais comme Delangeon
Plus que d'la connerie c'est pour la vie pour toute la vie
Pom ! Pom ! Pom ! Pom ! ....
...Sinon RAS ! Yéahhhhhh ! "

J'esquisse un mouvement d'épaule pour bien faire le "Yéahhhhhh", mais je me redresse aussitôt. Sur ma droite un des bureaux est allumé. Quelqu'un travaille encore à cette heure-ci et pourrait me voir. Je rappelle Sultan et bifurque vers les locaux administratifs : cette présence m'incite à modifier l'ordre de mes rondes.

La grande porte vitrée du hall d'accueil, encore éclairé, n'est pas fermée à clef. Je vérifie tout de même si le loquet a été mis. Je dépose le bon d'intervention sur le comptoir, puis me ravise: si la personne qui travaille ici sort avant que j'ai terminé ma ronde, elle risque d’être surprise de voir que j'ai déjà décidé qu'il n'y a rien à signaler. De plus il va falloir que je note sa présence. J'appelle Sultan pour lui mettre sa laisse, comme le précise le règlement, puis je vérifie que la porte du secrétariat de direction est bien bloquée, ainsi que celle du local syndical. Je m'engage ensuite dans le couloir au fond duquel se trouve l'impérieux point de contrôle.
La porte du bureau occupé est grande ouverte et une femme d'une cinquantaine d'années travaille devant son ordinateur. Elle est pieds nus, les jambes croisées, ses chaussures à talons hauts en vrac à côté d'elle :
" Bonsoir, lui dis-je, vous travaillez encore à cette heure de la nuit ?
— Je fermerai, me dit elle après un petit moment d'attente, sans quitter son écran des yeux.
— Euh, ... tout va bien ? Je veux dire ... vous n'avez rien remarqué d'anormal ?"
N'obtenant pas de réponse, je continue ma visite. Au retour elle m'interpelle :
"Excusez-moi, j'étais ailleurs. J’ai un travail très important à terminer cette nuit.
— Vous avez bien du courage ...
— Pas tant que vous, moi c'est de temps en temps, vous c'est toutes les nuits.
— C'est vrai, et ce n'est pas le même salaire non plus sans doute ...
— Ah, ça vous savez, ça ne veut rien dire, vous seriez certainement surpris. Il est dressé votre chien ?"
Sultan est assis à côté de moi, bien au pied contrairement à son habitude. Je pourrais frimer et faire croire que je suis maître chien : mon blouson de cuir aux insignes de la société de gardiennage, déjà, ça fait sérieux ; mais devant cette petite dame simple et sympathique je préfère rester honnête:
"Non, c'est mon chien personnel : il est assez obéissant mais je ne l'ai pas dressé exprès. C'est mon compagnon de tous les jours, et je suis bien content de l'avoir avec moi, parfois c'est rassurant.
— Je veux bien vous croire, C’est un beau chien, et il fait son effet ... il est impressionnant.
— Il s'appelle Sultan.
— Sultan ? Tu viens me dire bonjour, Sultan ? J'aime beaucoup les animaux."
Sultan regarde avec intérêt cette dame fluette aux cheveux gris et dont le visage, masqué par un faux jour, donne l’impression que seul son sourire parvient à y dessiner un relief. Il avance la tête vers elle mais il reste solidement assis à mes pieds. Il lâche un léger geignement qui me laisse penser qu'il a envie de s'avancer mais que quelque chose le retient. S'il me rassure bien souvent pendant mes rondes, présentement c'est moi qui ai l'air de le rassurer.


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Extrait 2 :

Ces souvenirs traversent ma mémoire tandis que j’observe Sultan, qui a adopté une attitude à laquelle il ne m’a pas habitué, et cette petite dame souriante et calme, tous deux immobiles, presque sans vie. Il semble passer entre eux comme un fluide, quelque chose qui à la fois les attire et les repousse. Cette scène, digne du musée Grévin, ne dure que quelques courtes secondes. Sultan émet un bâillement, se couche en sphinx, et l’employée détourne son regard vers l’écran de son ordinateur. Je viens de remarquer qu’avant de m’interpeller elle avait remis ses chaussures ...
"Vous avez un chien vous aussi ? Lui demandé-je."
La dame ne me répond pas, elle sourit et me fixe d'un regard étrange, presque inquiétant, pendant quelques secondes qui me paraissent très longues. Un silence gênant s'est installé, elle le rompt en répétant :
"J'aime les animaux.
— Oui, j'imagine que vous avez un chien, ou un chat, ou même d'autres animaux domestiques comme des poissons, des oiseaux peut-être ?
— Vous savez, quand on décide de d'adopter un animal, il ne faut jamais le décevoir, il faut tout faire pour s'en occuper et en prendre soin jusqu'au bout, quoiqu'il arrive.
— Je suis d'accord avec vous. C'est ce que j'ai toujours fait, ça me paraît naturel.
— Je n'en doute pas."
L'employée me regarde à nouveau avec le même sourire. Je ne comprends pas pourquoi elle me dit ça, sur un ton calme mais insistant, appuyant chaque syllabe et marquant de courtes pauses de réflexion entre chaque mot important : animal, décevoir, occuper, soin, jusqu’au bout. Je regarde Sultan : il est toujours couché en sphinx, la tête aplatie sur le sol, fixant mon interlocutrice. Je me dis qu'il est temps de mettre fin à cette discussion qui m'ennuie.
"Je dois signaler votre présence sur le bon d'intervention. Madame ?
— Madame Maradec.
— C'est noté, je vous souhaite une bonne nuit, Madame Maradec, et bon courage. Je passe aux ateliers.
— J'ai déjà bien avancé, bonne nuit à vous."
Je dépose au passage le billet : «19 Octobre - 22h 45 - RAS Présence de Madame Maradec - M. Angevin" puis je retourne affronter l’humidité et la froidure.
Cette discussion, si courte et étrange soit-elle avec l'employée, a tout de même rompu avec bonheur la solitude pesante qui m'étreint immuablement au cours de mes missions, malgré la présence de Sultan. Quelques mots sans intérêt peuvent prendre une coloration hautement chatoyante lorsqu'ils percent le silence sépulcral de cette zone industrielle engourdie par une obscurité oppressante. Il m'est arrivé souvent de passer dans ce secteur en journée et déjà, malgré l'activité humaine, la circulation et le bruit des machines, j’y ressens comme un malaise.

Guibot m'a raconté qu'au temps de la révolution française, ces terrains avaient été le théâtre de massacres effroyables, et que certains prétendaient que les esprits des victimes commençaient à ressurgir. Quand on pratique ce métier de rondier, il est préférable de ne pas croire à de telles balivernes, mais comment les ignorer ? Je me suis renseigné : en effet, toute cette zone était jadis constituée de marécages et certains textes rapportent qu’en novembre 1793, une crue importante du fleuve avait refoulé dans ce périmètre plusieurs centaines de condamnés à la noyade : des rebelles attachés à des barges, puis coulés au fond du fleuve. On aurait entendu des cris d’agonie pendant plusieurs jours, mais l’endroit était hautement surveillé et quiconque s’en approchait et tentait de porter secours à d’éventuels rescapés était aussitôt arrêté puis exécuté.
Il m’arrive parfois, par des nuits de pleine lune, d’entendre au milieu des quérimonies du vent frappant la tôle des ateliers, comme de lugubres gémissements ou même de temps à autre des cris de foule. Il me prend alors de philosopher sur la folie meurtrière des hommes.

J’accélère le pas tout en écoutant craintivement les plaintives rafales. Mais mon esprit n’est pas à la méditation : un bon café bien chaud m’attend. A l’entrée de l’atelier principal se trouve un distributeur, le seul gratuit de tout mon secteur. Sultan m’a devancé, il est déjà devant la porte. Je prépare la clef, mais soudain survient la catastrophe tant redoutée, celle qui survient toujours au plus mauvais moment et me fait stopper net : le bip. Ce bruit aigu et strident qui s’échappe de ma poche intérieure pour déchirer la nuit et anéantir mon espoir de proche réconfort :
« Sultan, à la voiture ! »
Sultan fait quelques pas vers moi, puis retourne à la porte métallique en me regardant d’un air interrogatif. Je fais demi-tour et regagne mon véhicule au pas de course. Il se décide enfin à obéir et ne tarde pas à me dépasser. Je le retrouve haletant devant son hayon, remuant la queue et je me dis que le contraste de toute cette vie qu’il dégage dans l’ambiance sinistre de ce paysage, quelque part ça fait chaud au cœur.
Mais tout de même, je me serais bien pris un bon café …

 

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